Nous sommes au pied du plus grand hôpital d’Istanbul. Nous y avons rendez-vous un peu plus tard pour une réunion de travail dans le service de pédiatrie. Avec Gökhan mon collègue et ami turc, je prends mon petit déjeuner dans une boulangerie. Je suis en train de déguster un délicieux simit au sésame avec mon café du matin. Il s’agit d’un pain, comparable à un bagel ou un bretzel, mais avec une texture à la fois plus croustillante à l’extérieure et plus moelleuse à l’intérieur. Les simits sont disposés sur un présentoir, bien en vue des passants et l’atmosphère embaume le pain frais sorti du four.
Une passante coiffée d’un hidjab de couleurs sombre longe le trottoir en tenant une petite fille de six ans par la main. Alléchée par les simits, la petite fille se tourne vers sa mère en souriant et lui en demande un. La jeune femme d’allure modeste entre timidement et s’enquière du prix. Le boulanger lui répond que c’est vingt livres, ce qui équivaut à cinquante centimes. La femme secoue la tête et quitte la boulangerie sans ajouter un mot, la main de sa fille toujours serrée dans la sienne. L’enfant la suit les épaules basses et elles s’éloignent.
Percevant la déception de la petite fille, mon ami Gökhan bondit de son tabouret et se précipite vers le boulanger. Il lui demande d’emballer un simit dans un sac en papier, le saisit et court derrière la mère et l’enfant. Il les rejoint et explique à la maman que le simit est un cadeau pour sa fille. Il se baisse vers elle pour lui remettre le pain qui lui fait tant envie. La petite fille lui fait un léger signe de tête et saisit craintivement le sac de papier. La mère, qui semble gênée par l’épisode, reprend son chemin en entrainant sa fille, sans se retourner.
Mon ami revient s’assoir à notre table. Nous finissons notre petit déjeuner dans un silence habité d’émotions. Nos pensées muettes vont de l’évocation de nos propres enfants bien pourvus matériellement à cette petite fille de la banlieue d’Istanbul. Au moment de partir, mon ami va au comptoir pour régler nos dépenses y compris le simit surnuméraire.
Nous traversons ensuite la rue pour nous rendre dans la gigantesque cité hospitalière. Mon ami m’explique alors que si le boulanger a encaissé l’argent de nos consommations il a insisté pour offrir gracieusement le simit à la petite inconnue.
Cette petite histoire, qui se joue autour d’un simit, m’a profondément touché. La beauté simple de cette succession de microdécisions qui a mis en mouvement une chaîne de bienveillance, si ténue et si puissante, m’apparaît avec clarté. Des personnes qui ne s’étaient jamais rencontrées auparavant, et qui ne se reverront probablement jamais plus, ont spontanément rendu ce monde un peu meilleur en offrant du réconfort à une petite fille alléchée par l’odeur des simits.
Je souhaite qu’un jour, chaque enfant puisse se régaler d’un délicieux simit.