« Phèdre » composée par Racine…et les familles recomposées

Une belle jeune femme, Phèdre, qui tombe amoureuse du fils à peine adulte, né d’un premier mariage de son mari; un jeune homme, Hippolyte, écrasé par un amour qui le dépasse; un père, Thésée, incapable de communiquer, beaucoup de non-dits… Comment mieux cerner la tragédie que l’absence de vraie communication fait naître, dans un cadre relationnel recomposé et par conséquent compliqué ?

Si vous vous intéressez aux questions de dynamique familiale, ou que vous y êtes confrontés, alors portez votre attention à la littérature, et plongez-vous – ou replongez-vous – dans « Phèdre », une tragédie classique de Jean Racine créée en 1677. Cette œuvre offre une réflexion fascinante sur des liens familiaux, sur la façon de communiquer à partir de conflits internes, et les conséquences douloureuses qui vont avec. Si l’expression « famille recomposées » n’existait pas encore, l’ouvrage traite, entre autres, de problématiques qui peuvent lui être liées.

Une composition du passé pour comprendre notre présent

La pièce met en lumière les relations complexes entre les membres d’un tel cercle, en particulier entre la reine Phèdre, son mari Thésée, et son beau-fils, le prince Hippolyte. Les dynamiques personnelles sont marquées par des tensions, des secrets et des passions longtemps inavouées. A cela s’ajoute le passé compliqué – à interpréter dans un sens symbolique – de chacun. S’ils ne sont pas indiqués par Racine, ces antécédents sont implicites et nous autorisent une lecture plus fine encore : Phèdre est la petite-fille de Hélios, lequel est réputé pour avoir offensé Venus. L’amour illégitime portée par Phèdre à son beau-fils ne relève-t-il pas d’un passé trouble, inconscient ? Thésée, né d’une conception illégitime, a provoqué la mort de celui qu’il a toujours considéré comme son père, Égée. L’homme ne saura pas gérer la relation avec son propre fils. Hérédité ? Les personnages sont donc souvent confrontés à un héritage familial complexe, manifeste dans le présent, que ce soit par des attentes, des traditions ou des malédictions. Aujourd’hui, les thérapeutes invitent à ne jamais sous-estimer ces facteurs.

Ces conflits entre loyauté, et désirs personnels –  notamment les sentiments amoureux – sont au coeur d’une intrigue hors du temps. Phèdre est déchirée entre son amour pour Hippolyte et son devoir envers son mari. Cela induit une tension dramatique déstabilisatrice pour tous. De nos jours, les psychiatres insistent sur la gravité de ce genre d’impacts.

Les agissements sont souvent motivées par des sentiments de honte ou de culpabilité, difficiles à régler. L’intrigue racinienne ajoute ainsi une profondeur psychologique fort complexe. Pour sa part, notre époque n’a-t-elle pas trouvé que la consultation médicale est la seule solution à ces problèmes, quand les rapports humains se tendent jusqu’au point de rupture ?

Un accès difficile ?

La forme de ce théâtre, ces vers appelés « alexandrins », et un vocabulaire qui ne nous est plus familier, peuvent décourager. Mais d’aucuns diront que c’est un peu comme déguster un bon vieux fromage : cela peut sembler un peu fort au début, mais après y avoir goûté, difficile de s’en passer !

Aborder un tel objet littéraire est d’abord une façon de comprendre une culture, des valeurs différentes des nôtres; cela nous contraint à repenser nos représentations des relations humaines. Ces tragédies classiques étaient destinées à des spectateurs (des membres de la Cour de Versailles, et Louis XIV lui-même), eux-mêmes passés par des mariages arrangés, au détriment de leurs émois amoureux. Construire de bonnes relations avec leur « famille » ainsi constituée était pour eux une problématique particulièrement aiguë, quoiqu’un peu différente de la nôtre tout de même.

La parole

Ces pièces étaient jouées dans d’anciens jeux de paume, de forme très allongée. Comme il était difficile pour la majorité du public de bien voir ce qui se passait sur la scène, les plus riches payaient un supplément pour être assis à côté des acteurs ! Dans ces conditions, les auteurs comme Racine se sont focalisés sur un langage et un style méticuleusement élaborés, dignes de leur public, et surtout vecteurs quasi exclusifs du message : Ils n’ont laissé la mise en scène, les décors et les costumes – dénuées de sens dans un tel contexte – que sous une forme allusive, d’esquisse. C’est donc un théâtre à écouter : Tout se joue dans le mot, se résume dans la formule : « Parler c’est agir ».

Un extrait : La parole destructrice comme vecteur de la tragédie : Acte IV scène 2 (vers 1077 et suivants)

Actuellement la parole est érigée en valeur cardinale : il faut communiquer, et on le pratique plus que jamais. Mais des impacts désastreux des réseaux sociaux mettent en évidence les dangers inhérents, que ce soit dans la famille ou dans un cadre social plus large, d’une notification mal maîtrisée ou malveillante. Un exemple intéressant à cet égard réside dans un dialogue tragique entre père et fils, à l’Acte IV, scène 2. A sa manière, il fait écho à de nombreux affrontement verbaux contemporains, exprimés oralement, ou par l’intermédiaire de la toile :

Thésée revenant de son voyage, découvre que son fils Hippolyte est accusé d’avoir tenté de séduire son épouse Phèdre. En réalité, celui-ci est innocent et méprise les avances de sa belle-mère. Le conflit éclate lorsque maître de maison, en proie à la colère et à la douleur de croire que sa confiance a été trahie, se retourne contre le prince.

Hippolyte, pour sa part, essaye de se défendre, mais il est en position de faiblesse, son père incarnant une autorité ne souffrant aucune discussion. En avouant aimer en réalité Aricie, considérée par le roi comme faisant partie d’un clan ennemi, le jeune homme lui semble provocateur et donc, sans le vouloir, se disqualifie. Thésée, aveuglé par la colère, refuse de l’écouter. Ce malentendu tragique entre père et fils, cet échec dans le maniement des mots, soulignent la nature destructrice des accusations formulées sans fondement.

HIPPOLYTE.

D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte ?
Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;
Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,
Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.

Du moment où il ne peut plus prendre la parole, communiquer, Hippolyte est irrémédiablement condamné. Ne pas pouvoir s’exprimer provoque en plus un renversement du complexe d’Oedipe, totalement destructeur pour le jeune noble.

THÉSÉE.

Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence,
Phèdre ensevelirait ta brutale insolence.
Il fallait en fuyant ne pas abandonner
Le fer, qui dans ses mains aide à te condamner.
Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,
Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

En usant du terme «  tu prétendais » Thésée disqualifie le verbe d’Hippolyte. Le père attend de lui une attitude virile, une action, plus apte à régler une situation qu’une parole. Si le jeune homme a abandonné son épée, s’il ne s’est alors pas vraiment défendu face à sa belle-mère, il n’est plus rien. Pourtant, si le vocabulaire est en échec, l’action le sera aussi.

HIPPOLYTE.

D’un mensonge si noir justement irrité,
Je devrais faire ici parler la vérité,
Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche.
Approuvez le respect qui me ferme la bouche ;
Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes,
Peut violer enfin les droits les plus sacrés.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés.
Et jamais on n’a vu la timide innocence
Passer subitement à l’extrême licence.
Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux
Un perfide assassin, un lâche incestueux.
Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,
Je n’ai point de son sang démenti l’origine.

Le fils dénonce un mensonge (autre aspect de la parole) l’entraînant dans le drame. Pour se justifier, Hippolyte en appelle à ce que l’on a précédemment dit de lui, mais la calomnie le met en difficulté. Les mots sont ici particulièrement destructeurs.

[HIPPOLYTE]

Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,
Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.
C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.
J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur,
Et l’on veut qu’Hippolyte épris d’un feu profane…

THÉSÉE.

Oui, c’est ce même orgueil, lâche, qui te condamne.
Je vois de tes froideurs le principe odieux.
Phèdre seule charmait tes impudiques yeux.
Et pour tout autre objet ton âme indifférente
Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.

Le prince indique ses vertus reconnues par l’opinion publique, mais cette présence sociale devient dramatiquement absente, puisqu’elle se résume en un « on », cruellement impersonnel. Et le roi lui reproche de se servir d’une réputation, donc du langage, pour mal agir.

HIPPOLYTE.

Non, mon père, ce coeur (c’est trop vous le celer)
N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.
Je confesse à vos pieds ma véritable offense.
J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense.
Aricie à ses lois tient mes voeux asservis.
La fille de Pallante a vaincu votre fils.
Je l’adore, et mon âme à vos ordres rebelle,
Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.

THÉSÉE.

Tu l’aimes ? Ciel ! Mais non, l’artifice est grossier.
Tu te feins criminel pour te justifier.

HIPPOLYTE.

Seigneur, depuis six mois je l’évite, et je l’aime.
Je venais en tremblant vous le dire à vous-même.
Hé quoi ? De votre erreur rien ne vous peut tirer ?
Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?
Que la terre, le ciel, que toute la nature…

THÉSÉE.

Toujours les scélérats ont recours au parjure.
Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,
Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours.

Il est toujours très difficile de prouver son innocence. N’étant pas cru dans ses affirmations (il en aime une autre, Aricie), Hippolyte ne peut être sauvé par aucun « serment ». La parole néfaste est plus forte que la sacralité.

Il est à noter que le monarque n’accepte pas la vie amoureuse naissante de son fils, surtout avec une jeune fille appartenant à un milieu honni. L’élément oedipien ressort dans toute sa dureté.

HIPPOLYTE.

Elle vous paraît fausse, et pleine d’artifice ;
Phèdre au fond de son coeur me rend plus de justice.

THÉSÉE.

Ah ! que ton impudence excite mon courroux !

HIPPOLYTE.

Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?

THÉSÉE.

Fusses-tu par-delà les colonnes d’Alcide,
Je me croirais encor trop voisin d’un perfide.

HIPPOLYTE.

Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
Quels amis me plaindront quand vous m’abandonnez ?

THÉSÉE.

Va chercher des amis, dont l’estime funeste
Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ;
Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi.
Dignes de protéger un méchant tel que toi.

Le fils, déconsidéré, ne peut être qu’annihilé, « effacé » par un père qui l’exclut. La page sur laquelle l’auteur a inscrit son nom va symboliquement devenir blanche par la mort de cette figure… Thésée prononce sa condamnation, et cette malédiction (au sens originel du terme) va désormais coller à la peau des deux hommes, sans rémission possible.

En conclusion

En bon auteur classique, Racine insiste sur l’enjeu de la parole notamment quand il s’agit, comme dans ce cas, de traiter des problèmes intrafamiliaux. Pour sa part, il se montre très pessimiste. Ce point de vue sombre ne peut que se vérifier si l’on n’est pas sensible à l’importance du dialogue et de l’attention réciproques, et l’auteur du XVIIe siècle invite, quelle que soit l’époque, à y songer. Racine n’est pas le seul à s’attacher à ces questions : Il suffit de songer à « Hamlet » de Shakespeare, une autre pièce dans laquelle le motif de la famille recomposée figure également.

Tous ces éléments sont donc d’une très grande actualité, ou plutôt s’affirment dans leur atemporalité. Les spécialistes en psychologie de la communication insistent sur le constat que les conflits sont souvent basés sur une absence de compréhension. Et cette « mécompréhension » peut devenir particulièrement dramatique dans le cadre familial, qu’il soit « composé » ou plus encore « recomposé ». Selon ces professionnels, dans un contexte conflictuel, il faut toujours reformuler pour l’autre, mais dans ses termes à soi, ce que l’on a compris de ses paroles. C’est la seule chance de faire des mots des instruments de paix. On appelle cela de « l’écoute active ». Faire une déclaration à l’autre comme au théâtre, maîtriser le langage, l’écouter, c’est primordial pour la réconciliation et, en amont, désamorcer les crises si les circonstances ont pu y contribuer.

 « Phèdre », un bon ouvrage de psychologie pratique ? Oui. Une pièce uniquement pour des aristocrates de la cour de Louis XIV ? Pas seulement. Un texte pour aujourd’hui ? Certainement  !

Pierre Jaquet, l’auteur de cet article, a enseigné la littérature française et l’histoire dans les Gymnases de Burier (La Tour-de-Peilz) et Nyon. Il donne actuellement des cours d’histoire à l’Université Populaire de Lausanne. En parallèle, il exerce une activité régulière de journaliste culturel, essentiellement dans le domaine de la musique classique. Attachant une grande importance aux contacts humains, il est toujours heureux de pouvoir partager ses passions avec autrui. Lorsqu’il s’adresse à son public il vise la réflexion et l’échange.

Difficile de trouver des versions, sous format audio ou vidéo, vraiment convaincantes, car la pièce est souvent jouée dans de vastes théâtres, obligeant les acteurs à hurler et s’agiter, alors que tout devrait se dérouler sur le ton de la confidence. La tragédie classique, qui promeut la sobriété, n’a pas besoin de cris…

1.        Tout d’abord, une version audio de l’extrait présenté  :

           Ecouter depuis 1h 13′ 44 »

2.        Un autre dialogue, assez proche des intentions raciniennes (pas de décor, pas de costumes) selon deux conceptions :


Rédigé par INVITE du BLOG

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