Comme chaque année, une petite sélection concoctée à partir de mes récentes lectures.
À partir de quand peut-on parler de tradition? En tout cas pas à la deuxième, et vraisemblablement pas à la troisième fois non plus… Donc, pas par tradition, mais parce que cela me fait plaisir, je viens, comme chaque année, vous faire part de mes dernières découvertes littéraires, issues d’un rythme de lecture assez soutenu (un livre par semaine en moyenne).
Deux fois l’Algérie
Pour parler de l’Algérie, non pas des années 60 avec toutes les tragédies et controverses de la décolonisation française, mais de celles – bien moins connues – des années 90, où le pays a été traversé par une sorte de guerre civile où un gouvernement sourd et autocrate s’est confronté à des rebelles intégristes et sans pitié, avec près de 200’000 victimes à la clé, j’hésite entre deux très grands romans, mais très différents aussi.
Houris, de Kamel Daoud (Gallimard), qui a reçu le prix Goncourt 2024, fait d’Aube sa narratrice. A cinq ans, elle fut la seule survivante du massacre – bien réel, lui – de tout son village, le 31 décembre 1999. Non sans mal: égorgée, elle porte une énorme cicatrice ouverte au cou, qui forme un sourire monstrueux, et ses cordes vocales sont définitivement détruites. Devenue adulte mais célibataire, elle est enceinte de ce qu’elle pense être une fille, à qui elle parle tout le long du roman en promettant de lui faire connaître son histoire mais de ne pas la laisser naître. L’écriture est magnifique, précise, franche, directe, poétique parfois, bouleversante tout le temps. Elle retrace l’histoire d’une période que, aujourd’hui encore, le gouvernement algérien interdit d’évoquer sous peine de prison (Kamel Daoud a dû s’exiler), mais aussi de la condition des femmes dans son pays, avec son patriarcat étouffant et ses humiliations constantes. Un immense roman, où il est aussi difficile d’accéder que de sortir.
Morituri, de Yasmina Kahdra (Flammarion), récemment publié dans une version enrichie mais écrit en 1997, parle de la même période sous la forme d’un thriller, premier volet d’une série policière. C’est évidemment nettement plus dynamique, car l’écrivain (qui a associé les deux prénoms de sa femme comme pseudonyme afin de bénéficier de la clandestinité) ajoute les règles très bien maîtrisées du polar à une vision cynique et désenchantée, mais riche et imagée, d’un pays à la dérive. Grâce au commissaire Llob, un flic désabusé que l’on retrouvera dans cinq romans à suivre, l’auteur donne à voir une Algérie meurtrie, blessée, dans laquelle certains prospèrent, parce que la guerre est souvent une opportunité pour les prédateurs.
Coté thriller
Stella n’est pas le tout dernier roman de Joseph Incardona (Finitude) mais peu importe. En Suisse romande, quand on parle polar ou thriller, on cite le plus souvent Dicker, Feuz ou Voltenauer. Alors certes, ils vendent beaucoup. Mais excusez, à mon humble avis, le maestro en la matière, c’est incontestablement le Genevois Incardona. Derrière les panneaux il y a des hommes, Les corps solides, La soustraction des possibles… autant de petits chefs-d’œuvre qui ne cessent de s’améliorer, tant c’est encore possible. Et selon la critique, le dernier en date, Le monde fatigué, que je n’ai pas encore lu, reste dans la même lignée. Mais revenons à Stella, une prostituée qui fait des miracles, tout simplement. Il suffit d’avoir un rapport avec elle et on guérit de son psoriasis, de sa cécité, etc. Est-il nécessaire de préciser que cela n’est guère du goût du Vatican, lequel, inquiet qu’elle puisse devenir un jour une sainte, engage des tueurs pour l’éliminer. Commence alors un road-movie de tous les diables, où le suspens le dispute à l’humour décapant, Incardona s’étant petit à petit construit une écriture unique en son genre, faite d’énergie et d’images aussi belles que fortes, avec une parfaite maîtrise des mots.
Shibumi, de l’écrivain américain Tervanian (Gallmeister), date de la fin des années 70. Comme quoi il n’est pas toujours utile d’aller chercher dans les nouveautés pour trouver livre à ses mains. Si l’on en croit la quatrième page de couverture (vous savez, ce résumé au dos du livre qui en dit souvent trop et gâche le plaisir de la découverte), l’intrigue est facilement classable: Nicholaï Hel est l’assassin le plus doué de son époque et l’homme le plus recherché du monde. Chasse à l’homme et suspense semblent donc garantis. Sauf que l’auteur, décédé en 2002, va bien plus loin que ça, sans que l’on arrive vraiment à comprendre où d’ailleurs! Mélange de roman-fleuve emprunt de culture asiatique avec des personnages qui pourraient tout aussi bien jouer dans Mission Impossible que dans certaines pièces de Shakespeare, de réflexion philosophique et de thriller avec tous les schémas du genre, moi, j’ai beaucoup aimé. D’autres ont détesté. J’attends votre avis avec impatience!
Deux fois 10/10
Je tiens un petit journal de toutes mes lectures, dans lequel je donne prétentieusement une note allant de 1 à 10 à chaque livre. Sur les quelque 800 titres qu’il contient, il ne s’en trouve que 12 avec un 10/10 (mais rassurez-vous, passablement de 9 et bon paquet de 8…).
L’origine des larmes, de Jean-Paul Dubois (Points) en fait partie. L’auteur, également Prix Goncourt en 2019 pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, a l’imagination fertile, qu’il sait rendre avec précision et émotion. Paul Sorensen, 50 ans, revient du Canada où il est allé rendre hommage à son père en lui tirant deux balles dans la tête alors qu’il était déjà décédé. Un meurtre post-mortem, en quelque sorte… Condamné à une année de prison et à un suivi psychologique, chaque séance mensuelle va faire l’objet d’un chapitre. Paul va-t-il réussir à alléger le fardeau de son existence et passer au-delà de la haine que lui inspire son père, symbole de tous les vices de cette fichue société? C’est un roman noir et drôle à la fois, qui provoque autant d’émotion que de désolation.
Cette vieille chanson qui brûle, d’Alexandre Lenot (Denoël) n’a que très peu fait parler de lui. Dommage, car c’est un réel chef-d’œuvre. L’écriture est sublime, jugez-en: «Sur cette route, je reviens vers toi, mon père, toi qui es l’autre nom de ma colère, parce que là-bas, au creux de la forêt, dans ta large demeure, à l’annonce du non-lieu, dit-on, tu es tombé, et il n’y a plus que moi sur cette terre pour t’aider à te relever.». Noë, le narrateur, revient sur la route de son enfance, qu’il a vécue sans sa mère et avec un père aigri et introverti. Et avec Jérémie, son frère jumeau qu’il aimait et admirait, notamment parce qu’il osait défier leur père, mais qui est mort en défendant la terre familiale, condamnée à devenir une zone industrielle. Avec de très longues (parfois trop) longues phrases comme des jours sans bonheur, l’auteur nous offre le récit bouleversant d’une famille qui n’en est pas vraiment une et d’un homme anéanti par une solitude qu’il n’a jamais voulue.