En tournant récemment la dernière page de Mamie Luger, deuxième roman noir de Benoît Philippon (Livre de Poche, 2018), j’ai réalisé que je venais, en trois temps, de lire la dérive d’autant de personnages décalés, mais bigrement attachants. Cela vous tente?
Mamie Luger, c’est Berthe, 102 ans, serial killer et féministe avant l’heure. Après avoir plombé les fesses de son voisin et canardé les policiers qui tentaient d’intervenir, elle se retrouve en garde à vue face à l’inspecteur Ventura, qu’elle va inévitablement surnommer Lino. Et là, comme elle se doute qu’il ne lui reste pas des années à vivre, elle déballe son sac et raconte sa vie, jalonnée des victimes de son Luger, soigneusement enterrées dans la cave de sa petite maison auvergnate. Le langage est pour le moins imagé, souvent cru, toujours drôle, et parfois même émouvant. Militant aussi, du type anticonformiste, indigné par le patriarcat tout comme la mâle attitude: au fil des pages, on comprend que certains cadavres ne sentaient pas très bon de leur vivant déjà et on est presque tenté de gracier l’indigne centenaire…
Peu avant, j’ai dévoré le deuxième roman (aussi…) d’Abel Quentin, Le voyant d’Etampes (J’ai Lu, 2022), certainement ce que j’ai lu de plus intelligent et de plus percutant l’an dernier. L’antihéros Jean Roscoff a eu la bonne ou mauvaise idée d’avoir à peu près mon âge. Son histoire, ses expériences et ses réflexions ont donc tapé dans le mille, comme ils devraient le faire dans celui de passablement de jeunes retraités. C’est d’autant plus remarquable que l’auteur a 38 ans seulement et qu’il faut une sacrée dose de talent pour anticiper une génération et arriver à la restituer bien mieux que de nombreux contemporains l’ont fait avant lui! Toute personne ayant enseigné, milité dans la mouvance post 68, éprouvé des difficultés à garder des relations sereines avec ses enfants devenus adultes, tenté d’écrire un livre, abordé les nouvelles donnes sociales (genres, wokisme, identité culturelle, etc.), sous-estimé la puissance des réseaux sociaux ou tout simplement fatiguée de devoir désormais pisser quinze fois par jour devrait s’y retrouver. Ça fait tilt, c’est habile, drôle, angoissant, fin, instructif et touchant à la fois.
Troisième personnage à la dérive, Saul Karoo surnage dans un société aussi réelle que superficielle, admirablement décrite dans le roman éponyme du Serbe Steve Tesich (Points, réédition 2021). Publiée en 1998, deux ans après la mort prématurée de son auteur, l’histoire de la chute sans fin d’un homme qui a tout raté vaut son pesant d’or. Le seul talent du bonhomme, c’est de savoir transformer de mauvais scénarios pour en faire des films corrects, sans plus. Le reste, c’est du vent: son ex-femme l’humilie, son fils le fuit, ses employeurs le méprisent, ses amis l’ignorent… Faut dire qu’il n’y met pas du sien et qu’on lui ficherait volontiers des claques, avec – en plus – sa particularité d’être incapable de s’enivrer, malgré les flots d’alcool qu’il absorbe. Et soudain, le voilà qui aspire à la rédemption, grâce à la rencontre d’une jeune femme que l’histoire, celle avec un H majuscule, lui renvoie dans les pattes. Mais comme dans toutes les tragédies, le chemin est rempli d’embûches. Il n’y aura donc pas de happy end hollywoodien et c’est tant mieux, tant cela aurait amoindrit la tension extraordinaire maintenue tout au long des 600 pages, avec un sens de l’observation manichéen et un humour aussi grinçant que dévastateur.
Bonne lecture!